Le théâtre de Tadeusz Kantor (2001)
Programmation : Anna Olszewska
"Le théâtre de Tadeusz Kantor"
Scénario et réalisation Denis Bablet, Production C.N.R.S. Audiovisuel, 144', 1995.
le 24 avril 2001 à l'U.P.V. Montpellier II
« La liberté de l’art n’est pas un don
ni de la politique ni de pouvoir.
Ce n’est pas des mains du pouvoir que l’art obtient sa liberté.
La liberté existe en nous,
nous devons lutter pour la liberté, seuls avec nous-mêmes,
dans notre plus intime intérieur,
dans la solitude
et la souffrance. »1
Tadeusz Kantor
(1) Extrait de "Manifeste" 1970, publié dans "Le théâtre et la mort", L’Arche éditeur.
Texte de présentation de la soirée Tadeusz Kantor >>
Kantor est né en 1915 à Wielopole, un petit village près de Cracovie. Ses racines familiales (un père juif et une mère catholique) portent une marque de tension entre les deux cultures et imprègnent par la suite tout son œuvre. A la fin des années 30, Kantor est étudiant aux Beaux-Arts. Il est attiré par le symbolisme polonais, relayé au deuxième plan dans l’histoire de l’art par l’importance des recherches constructivistes. Pendant la 2ème guerre mondiale, Kantor crée un théâtre clandestin et joue ses premières pièces dans les appartements privés. Les objets et les acteurs y acquièrent le même statut. Sa fascination pour les objets issus d’une réalité dit « d’un rang inférieur », dépourvue de toute utilité fonctionnelle, rejoigne l’idée des ready-made de Duchamps et de l’Arte povera.
Après la guerre, Kantor développe dans son œuvre théâtrale et dans sa peinture une esthétique qui s’oppose au réalisme socialiste imposé par l’Etat. Il trouve ses références dans le surréalisme, dans l’art informel et dans l’abstraction américaine. Son opposition à l’art officiel lui fait perdre son poste à l’école des Beaux-Arts, ce qui le conduit tout naturellement vers l’idée d’une autonomie absolue de l’art. A cette époque, l’artiste réalise ses premiers happenings (La leçon d’anatomie, Le Panoramique de la mer, La Lettre) et met en scène les pièces surréalistes de S.I. Witkiewicz (La poule d’eau, Tumeur cérébrale).
En 1970, il écrit son « manifeste » qui trace les grands traits de son œuvre sur les plans esthétique et idéologique. La mémoire y apparaît comme le matériau essentiel pour tous ses futurs spectacles.
Le souvenir, écrit-il, vit au même niveau que les événements réels de notre vie quotidienne. (…) Tout à coup je découvrais sa secrète et inimaginable force -, je découvrais qu’il est un élément capable de détruire et de créer, qu’il est à l’origine de la création. A l’origine de l’art. Tout brutalement est devenu clair, comme si d’innombrables portes s’étaient ouvertes sur les espaces et des paysages lointains et infinis. »1
Dans « Wielopole, Wielopole », deuxième grand spectacle, (après « La classe morte » de 1975), joué en 1980 dans le programme du Festival d’automne, Kantor met en scène un univers ressuscité de son enfance, mais aussi celui de la Pologne d’avant guerre. Ses souvenirs semblent être soumis au même passage du temps que leur auteur. La mémoire devienne autonome, se déforme, vit sa propre vie. C’est une référence à la problématique d’une grande partie des écrits de Gombrowicz, notamment « Ferdydurke ». L’œuvre théâtrale de Kantor est non seulement marqué par ses riches références littéraires (Witkiewicz, Schulz, Gombrowicz), mais également par ses expériences picturales.
Kantor est délibérément subjectif. Sur scène, il incarne le rôle d’un magicien qui fait surgir les fragments de son passé sous forme des dessins vivants en mutation. Cette présence, discrète, un peu distante contrôle et rythme le déroulement des événements. Il propose son univers avec une liberté d’un peintre. La suppression ou l’ajout d’un élément initialement non prévu provoque le changement de la totalité du spectacle.
Cet inconditionnel engagement dans l’art impliquait pour Kantor une irrévocable rencontre avec la mort. A l’occasion de la mise en scène de « La classe morte », il affirme :
« J’ai décidé de quitter l’autoroute de l’avant-garde pour prendre les petits chemins du cimetière ». La mort est omniprésente dans toutes les réalisations théâtrales de Kantor, elle est le prix qu’on paye pour transgresser le « seuil du visible », le prix d’une intrusion furtive à l’intérieur de cette « carapace » qui est la forme.
« La classe morte », « Qu’ils crèvent les artistes », « Je ne reviendrai jamais », « Aujourd’hui c’est mon anniversaire » sont des spectacles peuplés de spectres. La scène est encombrée par des mannequins qui imposent leur jeu aux acteurs. Ces derniers jouent leurs propres rôles tout en se regardant jouer. Le metteur en scène, lui aussi est confronté à ses doubles. Sous les traits d’un petit garçon, d’un mannequin à son effigie et d’un alter ego du mannequin, les reflets fantomatiques de Kantor finissent par retrouver une autonomie.(« Je ne reviendrai jamais ») La limite entre la réalité scénique et le monde spectral trouve sa place dans la présence de Kantor lui-même.
Comme s’il y avait une limite, une frontière, à traverser sans fin, jusqu’au moment où c’est lui, Kantor, qui devient la frontière. Comme s’il substituait, à l’ancienne dichotomie de la vie et de la mort, une autre dichotomie, plus mobile : celle du champ et du hors-champ ».2
Il n’est pas surprenant que le théâtre de Kantor ne lui ait pas survécu. La métaphore d’un livre retiré d’un tas qui provoque l’écroulement de l’ensemble de la structure (« La classe morte ») reste évocatrice pour la théorie kantorienne.
Selon Guy Scarpetta le théâtre de Kantor savait réconcilier ce que notre culture, ordinairement, maintient séparé : le sacré et la profanation, l’émotion et l’ironie, la dérision tragique et l’incongruité. Son originalité est faite par la conjonction de quatre éléments : la revendication d’une autonomie de la mise en scène comme un art souverain, la défiance envers toute forme de psychologie et toute forme de représentation classique, la subjectivité et en dépit de celle-ci, l’aptitude d’intégrer une communauté des acteurs d’une manière intrinsèque.
Anna Olszewska, 2001
(1) Extrait de Manifeste 1970, publié dans Le théâtre et la mort, L’Arche éditeur.
(2) Guy Scarpetta, Kantor au présent, éd. Actes Sud, 2000, p.102.
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