Je t’aime de loin (2004)
« Je t’aime de loin » est le sujet de réflexion proposé aux neuf artistes pour l’exposition à l’Institut Polonais de Paris. Comme lors de son premier volet, qui s’est déroulé en Pologne, cette exposition interroge la notion d’un sentiment (amoureux) et son rapport avec l’espace (éloignement). Le point commun de ces deux événements, bien que de manière très variée, est le lien particulier que les artistes entretiennent avec la Pologne. Certains d’entre eux sont d’origine polonaise et leur réflexion sur l’amour à distance est tributaire du déplacement physique qui induit l’interruption des relations habituelles avec les personnes et les objets, d’autres ont choisi ce pays comme lieu de séjour et leurs travaux portent les marques singulières de l’adaptation aux réalités différentes. En règle générale, aimer de loin implique donc l’apparition, à plusieurs niveaux, de rapports nouveaux liés aux personnes et aux lieux.
Aimer quelqu’un de loin fait naître autant un état d’introspection qu’une nouvelle représentation de l’autre. L’éloignement de l’être aimé crée une distance, un interstice où se développe une fiction alimentée par le désir d’entretenir un lien et de faire partie de la réalité de l’autre. Par conséquent, le présent devient l’espace dans lequel s’opère une projection des rêves, des narrations imaginaires, mais aussi la production d’une idéalisation de soi et de l’autre. Dans « Sens unique » Walter Benjamin commente ainsi la nature de ce sentiment :
« Comme il est plus facile d’aimer quelqu’un qui s’en va ! Car la flamme pour celui qui s’éloigne brûle d’un feu plus pur, nourri du fugitif morceau du tissu qui fait signe du bateau ou de la fenêtre du train. L’éloignement envahit comme une matière colorante celui qui disparaît, et l’imprègne d’un doux rougeoiement. »
L’état amoureux se régénère par la présence invisible de la personne que l’on essaie de récréer, de reconstruire mais également, par la volonté de réinventer ou de rectifier une histoire à partir des fragments sélectifs de la mémoire. Les conventions sémantiques de ce nouveau récit amènent à la construction d’une utopie. L’amour acquiert alors une fonction d’instrument dans la définition de soi.
Contrairement au sentiment à l'égard d’une personne, celui pour un lieu présume un ancrage dans le présent. La vision nostalgique de la séparation de l’espace aimé s’étend à partir de la condition actuelle. L’importance accordée à l’éloignement physique d’un pays, d’une ville ou d’une région semble aujourd’hui artificielle face à l’accélération des déplacements et au modèle d’ubiquité propagé dans les divers domaines de la société. Les changements géopolitiques au cours de la dernière quinzaine d’années ont conduit à l’effacement des frontières et à l’extension de la notion du monde de l’art. Pour de nombreux artistes le choix de lieu de vie est souvent dicté par les conditions favorables à l’exécution d’un travail. Le mal du pays est devenu aujourd’hui une expression anachronique qui dissimule un sentiment plus complexe né du besoin d’effectuer un parcours temporel, de revisiter le passé. Le lieu particulier joue alors le rôle d’un accessoire, d’un décor dans la construction d’une illusion de retour.
D’après Milan Kundera, le synonyme de la nostalgie est la souffrance de l’ignorance : « Tu es loin, et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin, et je ne sais pas ce qui s’y passe. », autrement dit, une perte d’actualisation de la topographie des relations aux objets et aux personnes. En réalité, la nostalgie reflète un désir de confronter le souvenir avec tous les paramètres qui reconstituent fidèlement la totalité d’une expérience vécue.
L’espace d’exposition devient le lieu tangible de cette opération imaginaire. Au cours de la présentation et de la durée de vie des œuvres, il matérialise la recherche sur l’identité, sur la signification des codes sémantiques d’un récit, sur la formation d’une fiction et d’une expérience. Il constitue également une plate-forme qui rend possible la rencontre de notre différence avec celle des autres à travers l’existence et le développement d’une histoire, d’une symbolique et d’un savoir.
La série des photographies de Monika Wiechowska représente un jeune cerf blessé. L’artiste questionne notre système de perception par la lecture d’une représentation amplifiée. La symbolique liée à l’animal blessé renvoie à la perturbation de l’innocence du monde construit selon les principes du bien. Elle évoque également la cruauté du rite de passage à la maturité. Le matérialisme du monde dépourvu d’illusions transforme la fable naïve en une réalité violente. Le déplacement du regard par la manipulation du cadrage exprime l’effort de réanimer un rêve, d’insuffler la vie dans le désir d’endosser la fatalité irréversible.
La photographie est chargée également d’une fonction importante dans l’exécution des peintures d’Adam Adach. Elle agit comme le catalyseur d’une manipulation de la mémoire permettant de reconstruire des liens affectifs et de refaire une histoire singulière avec les souvenirs modifiés par la distance du présent. Le résultat révèle plutôt l’idée d’une image que la volonté d’une véracité documentaire. Adam Adach invente une forme à ses narrations - tantôt par les moyens plastiques d’une technique lisse, raffinée et légère, tantôt par l’empâtement des couches successives de peinture et son épaississement au cours d’un processus méticuleux. Son diptyque composé de « Aurora nova » et de « Herscheurs » propose une transition entre deux univers diamétralement opposés. Un sous-marin flottant sur la surface de l’eau du premier tableau affronte l’obscurité et la profondeur d’une mine représentée sur la toile voisine. Le passage du regard d’un univers à l’autre s’effectue à travers la matérialité, les tonalités et la lumière de la peinture. Le tableau, intitulé « La frontière » réaffirme la possibilité de transgresser un état, une condition ou une action constituant ainsi la synthèse de cette dialectique picturale.
Les deux photographies en noir et blanc de Vincent Rosenblat montrent, la première, un homme nu sous une cascade, la deuxième, un arbre déraciné. La mise en place d’une symbolique universelle fait naître des images fantasmagoriques qui renvoient à la représentation d’une expérience personnelle. L’image idéalisée d’une personne comme la transcription métaphorique d’un état émotionnel permet d’établir un réseau de connexions entre nos fantasmes, illusions, rêves et la réalité d’une situation concrète. L’expression d’un bonheur paradisiaque est d’autant plus forte qu’elle côtoie une affliction douloureuse.
Dans ses différents travaux, Przemo Wojciechowski poursuit un axe précis de recherche sur l’identité. Ses peintures et ses installations construisent des jeux de reflets déformés par la texture du matériau utilisé. Ces dispositifs questionnent le bref moment de la rencontre entre l’image sur la surface d’une toile ou d’un miroir et le regard des passants. L’entrevue de notre double, associée à la définition textuelle d’une identité stéréotypée, interroge la perception de soi, mais également celle des autres, dans le contexte d’une généralisation de toutes les descriptions usuelles. Dans le travail intitulé « Autocollant, miroir et plastique », l’artiste explore trois grandes lignes qui composent une identité : le reflet, la définition et la représentation. L’utilisation d’autocollant renvoie à l’étiquette qui réduit une définition à son schéma, celle des miroirs met en exergue l’éphémère et l’incertain d’une surface transformée par un reflet, enfin, l’emploi du plastique demi - transparent voilant les éléments identifiants d’un lieu permet d’estomper sa fonction représentative. Quelque soi le matériau de ses manipulations plastiques, leur objectif, comme dans une réalisation picturale, est la prise de pouvoir sur la (dé)construction d’images.
L’installation à partir des photographies d’archives, intitulée « A passage to… » permet à Roman Soroko d’animer une histoire qui n’a jamais existé. La recherche des traces du passé à partir des visages figées dans le cadre photographique conduit au labyrinthe des significations nouvelles d’une narration réinventée. En faisant réapparaître chaque image comme l’icône du passé, l’artiste interroge l’universalité formelle de la représentation réactivant notre capacité à tisser une fiction. Selon Walter Benjamin, pour celui qui reste, la silhouette de « celui qui s’en va » s’estompe en un « doux rougeoiement », une imprégnation de son absence conduit à « le saluer dans une langue qu’il ne comprend déjà plus ». Les éléments réels de cette installation deviennent les points de repères pour une promenade imaginaire en symbiose avec le fonctionnement du monde dans sa relation entre le passé et le présent.
La question « Cu vi parolas Esperanton ? » (Parlez-vous espéranto ?) de Paulina Olowska renoue avec l’idée de la création d’un langage universel. Comme le support d’expression de ce projet créé par le linguiste polonais Ludwik Zamenhof en 1887, l’artiste choisie l’affiche, une forme médiatique par excellence, souvent associée à l’idée que l’on se fait de l’art polonais à l’étranger. L’utopie, qu’elle soit sociale, politique ou spirituelle est le sujet auquel Paulina Olowska se réfère dans son travail fréquemment. Sa fascination pour les idées développées au sein du Bauhaus, abolition de la distinction entre arts majeurs et arts appliquées, élaboration d’un nouveau code sémantique visuel alimentent sa pratique artistique.
Les vidéos de l’artiste norvégienne Hege Loone présentent souvent des animations avec de petits personnages en pâte à modeler. L’artiste fait allusion aux séries d’animations pour les enfants, mettant en scène un monde de relations éphémères, schématiques et factices. Les gestes des petits personnages stéréotypées interrogent la symbolique des principes codifiés d’un état amoureux à partir des règles d’un jeu cruellement artificiel. L’esthétique des jouets dont l’apparence est facilement transformable évoque le contrôle que l’artiste exerce sur son œuvre. Son rôle dans le scénario imaginaire est de provoquer, de former et de gérer les relations mises en place. L’univers d’une animation enfantine devient celui d’une normalisation et d’une réglementation de nos comportements, mais aussi celui où se jouent les rapports de force d’un conventionnalisme usuel. Dans la vidéo « The adopted children and their mothers » élaborée à partir de photographies animées, Hege Loone imagine les relations entre les mères européennes et les trois garçons ruandais, qu’elles adoptent à distance. Ce parrainage déguise une aide financière personnalisée qui permet aux enfants « adoptés » d’avoir accès à la scolarité. Il permet également d’explorer les limites des notions d’adoption, de bienfaisance et d’un engagement émotionnel à distance.
L’installation et la vidéo de Tom Dale, se réfèrent tous les deux au concept du déplacement. La première représente un modèle réduit d’un escalier sur lequel ruisselle de l’eau. L’artiste détourne la fonction d’usage de cet objet en lui conférant des qualités esthétiques. Ainsi, l’escalier réincarne en même temps la source d’un déplacement physique et celle d’une vie. Dans la vidéo, le spectateur est amené à suivre et à compléter le parcours que l’artiste effectue en vélo, les yeux fermés. Au risque d’une collision, il poursuit son chemin mettant en jeu sa capacité d’affronter l’imprévu. Tout voyage contient l’éventualité d’un danger cependant la détermination de son entreprise l’emporte sur la peur de l’incertain qu’il inspire. La démarche réalisée ne peut être perçue dans son intégralité que par les autres et toujours à posteriori.
La démarche artistique de Dorota Buczkowska présente une forme d’expression basée sur la connaissance de l’homme à partir de sa constitution biochimique. L’artiste crée des métaphores des schémas organiques et corporels. L’anatomie du corps est mise en relation avec celle de la société. Cette analogie est présente dans le travail intitulé « Cicatrices » où la structure de la peau humaine se superpose à la carte du réseau routier. Ainsi la symbolique formelle de la circulation urbaine renvoie à celle de l’organisation du tissu épidermique. De la même façon, l’installation « L’aorte » fait appel au lien profond qui réunit et alimente le corps dans toutes ses fonctions vitales évoquant un parcours et une fluidité dans l’organisme des corrélations sociales.
Anna Olszewska