Dector & Dupuy (2010)
Restitution de l'interview de Dector & Dupuy réalisé par Anna Olszewska à l'occasion de leur exposition "LECL" au Quartier.
Anna : Vous travaillez ensemble depuis une vingtaine d’années. Quelle est l’origine de cette collaboration ?
Selon quelles modalités partagez vous les responsabilités de vos projets ?
Dector & Dupuy : D’abord une amitié, une proximité de travail, de critique réciproque et puis une association, un nom. Quand l’association a cessé son activité nous avons continué avec nos propres noms. Il n’y a pas vraiment d’origine, de décision fondatrice : les choses se sont faites progressivement, d’une manière naturelle. Tout notre travail est commun. La responsabilité du travail est totale pour chacun d’entre nous. Même si des habitudes se sont créées en fonction des compétences de l’un ou de l’autre, il n’y a pas de rôle défini pour chacun. Cela peut toujours changer.
A : Vous réalisez des oeuvres à partir du paysage urbain et des relations sociales qui s’y inscrivent. Qu’est ce qui vous a amené à développer un travail dont les formes révèlent les rapports sociaux ?
D & D : Un sentiment de malaise, d’irréalité, de dissimulation. Comme si la réalité du monde ne se donnait pas vraiment. Et aussi notre volonté de dépasser un attachement à un certain formalisme artistique en le mettant à l’épreuve d’une réalité plus politique. C’est dans les figures du conflit ainsi que dans ses traces que nous avons pensé trouver une voie possible à ce dépassement.
A : Les repérages et recherches qui précèdent vos travaux s’apparentent à des procédés scientifiques. Avez-vous un mode opératoire qui détermine vos projets ?
D & D : Il y a peut-être une volonté d’objectivité dans la manière d’envisager les phénomènes et les formes que nous rencontrons. La méthode de l’enquête implique une recherche d’indices, de rapports de causalité et la construction d’hypothèses. C’est une logique rationnelle. Mais l’émotion reste le point de départ. Si quelque chose d’une méthode systématique apparaît, c’est peut-être pour nous permettre de suspendre le jugement sur ce que nous observons. C’est en effet nécessaire dans un premier temps, pour abandonner un regard habituel sur les choses. Mais notre méthode de travail est surtout empirique : nous jouons beaucoup, nous jetons beaucoup.
A : Le déplacement semble avoir une certaine importance dans votre démarche. Il s’agit tout d’abord de votre propre déplacement dans les villes et pays différents, ensuite du déplacement des objets de leurs contextes initiaux dans l’espace d’exposition et enfin du déplacement du regard du spectateur. Quels sont les objectifs de ces déplacements ?
D & D : C’est vrai que rétrospectivement nous avons pu constater que presque tout notre travail empruntait à différentes formes de déplacement. Nous recherchons toujours une certaine forme d’immersion dans les villes dans lesquelles nous travaillons. Le déplacement, c’est aussi un écart, un arrachement à l’habituel, entendu comme ce qui est toujours déjà pensé ou ressenti avant même d’en faire l’épreuve. Quand on peut échapper au préjugé, l’ordinaire devient alors tout neuf. Quant au déplacement du regard du spectateur, c’est pour nous la condition même de l’existence d’un travail artistique. Nous voulons offrir au spectateur la possibilité d’entrevoir d’autres lectures possibles de la réalité, sans instrumentalisation ni adhésion aveugle. D’où notre refus de certaines formes spectaculaires.
A : Dans vos peintures, vidéos, performances, sculptures, livres d’artistes, les formes d’usage acquièrent une valeur esthétique tout en conservant une certaine ambiguïté : entre un original et une copie, entre une restitution quasi-documentaire des faits et une fiction. Comment expliquezvous cette ambiguïté ?
D & D : Le dialogue qui fonde notre travail et nos échanges impose dès le début un double point de vue. Les figures du double, du presque semblable, de l’ironie, du paradoxe sont des formes qui nous captivent. D’autre part, maintenir l’ambiguïté de nos propositions nous permet de nourrir l’illusion d’échapper à l’idéologique.
A : Dans la première salle du centre d’art, vous exposez les banderoles réalisées par les membres de RESF (Réseau Éducation Sans Frontières). Quel statut conférez vous à ces réalisations ?
D & D : Les banderoles sont des banderoles. Elles conservent ce statut toujours actuel d’instrument de lutte pour soutenir la cause des enfants des sanspapiers. Par ailleurs, au-delà de leur signification politique, elles ont aussi une qualité picturale qui se révèle dans toute sa variété lorsqu’on les regarde attentivement, aussi bien de près que de loin. Mais ici, c’est surtout la partie visible, matérielle, sensible, d’un travail plus conceptuel qui prend en compte l’ensemble du processus d’échange qui a permis de les amener jusqu’à la salle d’exposition du Quartier.
A : Votre démarche présente une forme d’engagement qui amène le spectateur à une expérience du quotidien dans sa dimension politique. Quelles sont, selon vous, les conditions nécessaires pour qu’une pratique artistique puisse avoir aujourd’hui une fonction critique ?
D & D : Chaque fois qu’une oeuvre met en jeu une émotion et nous laisse en même temps la possibilité d’une respiration, d’un espace de pensée personnelle, il nous semble que ces conditions dont vous parlez sont réunies. Mais il nous est impossible d’en faire une généralité. Pour ce qui nous concerne, c’est dans la nature de l’adresse faite à ceux qui veulent bien s’intéresser à notre travail que se tient la possibilité critique : produire des oeuvres que l’autre soit susceptible de s’approprier et s’adresser à lui dans une relation d’égalité de principe.
A : Quelle est l’origine de l’exposition LECL que vous présentez au Quartier ?
D & D : Là aussi il s’agit d’un processus assez long qui a connu beaucoup de transformations, puisque le Quartier nous a offert la possibilité de pouvoir travailler longtemps sur ce projet. Si l’on met à part les banderoles pour lesquelles nous cherchions depuis un moment déjà une occasion d’exposition, la plupart des autres pièces présentées ont été produites de manière spécifique dans une relation avec la ville de Quimper. Pour ce qui concerne la pièce qui donne son titre à l’ensemble de l’exposition, lorsque nous sommes venus ici au mois de mai, une manifestation de producteurs de lait avait donné lieu à des dégradations au centre commercial de Gourvily. Nous avons restauré à la fois symboliquement et réellement des objets brisés pendant cette manifestation. Nous considérons l’ensemble des pièces présentées dans l’exposition comme autant de figures du déplacement (échange, réactualisation, restauration, redoublement, recyclage, réhabilitation, translation).
A : La présentation des copies des objets détériorés par les grévistes dans leurs formes intactes, comme s’ils n’avaient pas subi les effets du conflit, pose la question de votre propre position, de vos partis pris face à cette situation de crise. Est-ce que le fait de réparer les traces laissées lors d’une intervention ne pourrait pas, par un raccourci rapide, correspondre à l’effacement des raisons qui les ont suscitées ?
D & D : La restauration symbolique dans un lieu d’art de ces objets brisés n’est pas une prise de parti. C’est une activation permanente de la question du conflit qui les a fait détruire. Elle invite à un déplacement mental : les lettres par exemple forment un morceau dont on sait qu’il manque ailleurs. Notre geste est vain, presque absurde mais il lutte contre l’effacement. Le sens de l’oeuvre reste ouvert tout en affirmant le conflit comme force nécessaire des transformations d’une société.
A : Dans quelle mesure les contenus de cette exposition ont-ils déterminé son organisation spatiale ?
D & D : Dans la mesure où les pièces ont à voir avec le déplacement, l’espace n’est pas seulement celui du lieu, mais l’ensemble des espaces convoqués par les différentes procédures. L’exposition devient un réceptacle, un espace complexe et multiple, aussi bien social et politique que déterminé par ses dimensions physiques ou lumineuses. Cette volonté de mettre en relation l’intérieur et l’extérieur explique par exemple notre décision de poursuivre l’ouverture de toutes les fenêtres.
A : Pourriez-vous nous parler des liens entre le projet que vous avez réalisé au Quartier et vos travaux futurs ?
D & D : L’exposition au Quartier a été pour nous une expérience très particulière : le nombre et la grandeur des salles du centre d’art nous ont incité à produire une multiplicité de travaux, ce qui a mis en évidence la notion de déplacement qui sous-tendait tout notre travail. Elle va continuer bien sûr à guider nos futures expositions. Par ailleurs, le fait d’avoir réalisé une visite guidée et une exposition dans le même mouvement et dans la même ville nous a donné l’idée d’utiliser un objet de la visite guidée (le bâton) comme oeuvre autonome à l’intérieur de l’exposition. Nous avons l’intention de développer cette attitude de mise en résonance.