DEPLACEMENTS (2006)
Ce texte est extrait du projet d’exposition de travaux d’artistes qui questionnent les différentes formes de la mobilité. ( projet non réalisé à ce jour).
Dans son article sur la biennale de Venise, publié dans le numéro 149 d’Art press, Catherine Francblin remarque que la fonction d’Aperto, crée en 1980 par Harald Szeemann pour rendre visibles les œuvres et les jeunes artistes internationaux, semble ne plus avoir la même utilité dans la situation artistique de 19901. La critique note que, ce qui a permis à l’Aperto d’atteindre ses objectifs en l’espace de dix ans, est l’accélération de la circulation d’informations au sein du système de l’art.
Cette accélération d’échanges et d’informations fait aujourd’hui partie du processus communément connu sous le nom de la mondialisation. La multiplication des galeries et de leurs annexes à l’étranger, des foires, des biennales et autres grandes manifestations internationales d’art contemporain participe non seulement à l’essor du système de l’art, dont Francblin a remarqué les effets en 1990 mais, renforcée par le réseau Internet, la presse, les programmes d’échanges culturels, les commandes et les résidences d’artistes, elle modifie également les fonctionnalités et les rôles de différents acteurs du système de l’art. Un curateur ou un collectionneur n’a réellement, ni besoin de fréquenter les ateliers d’artistes, ni de se déplacer pour voir les expositions. Il lui suffit d’attendre l’arrivée d’informations directement chez lui, avec un délai de plus en plus bref.
Cependant, si l’état actuel du système de l’art confère aux spécialistes la liberté de choix dans leurs déplacements professionnels, il condamne les artistes à la mobilité permanente
Dans son livre Globalization2
publié en 1998, Zygmunt Bauman présente les conséquences de cette mobilité au moyen de deux métaphores, qui désignent les extrémités de la société actuelle. La première est celle du touriste, qui volontairement change le lieu de son séjour et pour qui la destination d’un possible déplacement équivaut à la liberté de choix. La deuxième est celle du vagabond, sorte d’alter ego du touriste, qui doit sa mobilité à l’impossibilité de rester chez soi. Si donc le touriste choisit de vivre en se déplaçant, le vagabond se déplace parce qu’il n’a pas d’autre choix.
Le statut démythifié d’artiste contemporain oscille quelque part entre les deux figures proposées par Bauman, voyant son indépendance se dissiper dans une activité de plus en plus spécialisée et conforme aux demandes des politiques culturelles.
Pour pouvoir continuer leur carrière les jeunes artistes sont souvent amenés à accepter toute sorte de fonctions, comme celles d’éducateur, conférencier, web designer, professeur, prestataire de services, décorateur d’intérieurs, médiateur culturel, régisseur, monteur d’exposition ou gardien du musée… Dans des conditions souvent très précaires, ils exposent leurs travaux en suivant les invitations d’un centre d’art à l’autre, postulant d’un lieu de résidence à l’autre, se déplaçant d’un pays à l’autre, dans l’obligation de multiplier leurs projets, seuls garants du privilège d’être vu.
Le système de l’art n’est pas indépendant de la mondialisation du marché économique en général. La visibilité y devient un gage de succès et la mobilité une constante unique. Ces deux valeurs apparaissent également comme une forme de mondanité, conforme aux normes promotionnelles de l’industrie du spectacle.
Quant aux artistes, leurs réflexions ne tardent pas à révéler les mécanismes qui substituent l’expression de liberté par un rituel médiatique et pervertissent le rêve d’éternelle pérégrination, inscrit dans toutes les traditions et croyances, en obligation économique.
En parcourant le réseau international des lieux d’art, de nombreux artistes ont adopté la mobilité comme mode de vie, comme l’espace d’expérimentation et souvent comme prétexte et sujet de leurs travaux. Dans leurs démarches respectives, le déplacement devient aussi bien le moyen de voir le monde autrement, que l’outil à questionner la signification même du voyage. Il fait partie du processus qui alimente la réflexion sur les questions : Comment établir des relations stables, si la fréquence de nos voyages et la brièveté de nos séjours nous confèrent le statut d’un touriste au regard distancié par le caractère transitoire de sa visite ? Comment construire un sens à partir des particularités, tout en évitant la généralisation réductrice des lieux et des personnes rencontrés ?
Enfin, avons-nous encore le choix entre l’ubiquité incessante et le nomadisme forcé ? L’actuel statut d’artiste peut-il échapper à cet impératif consensuel que constitue la mobilité?
Anna Olszewska
(1) — Catherine Francblin, « Venise 90 : l’art mis à mal par le nombre », in Artpress n°149, 1990, pp. 84-86.
(2) — Zygmunt Bauman, « Globalization. The Human Consequences », Polity Press and Blackwell Publishers, London, 1998.