Les dessins célibataires (2005)
En explorant les possibilités d’une exécution graphique, qui trouble la frontière entre l’existence réelle d’un objet et sa capacité formelle à générer du doute, Patrick Sauze invente ses propres modes de représentation. Il crée des séries d’objets hybrides qui, en dépit de leurs ressemblances avec un univers familier, relèvent d’une stratégie de la contradiction. L’incohérence fonctionnelle systématique de ces objets est intrinsèque à leur nature formelle paradoxale (fausse perspective, sérialité, dénigrement de la logique, géométrisation à outrance). Ainsi, s’exposent des séries de clés – serrures, de tournevis et de marteaux cruciformes, d’armes à feu suicidaires et de crânes - boîtes. Chacun de ces sujets, occupe le milieu de la page telle l’affirmation anthropocentrique d’une solitude subie et recherchée. Comme le revendique Patrick Sauze Si l’on est en droit de sourire de ma mécanique des paradoxes, je suis en droit moi de rire de mon isolement intellectuel volontaire, de mon dégoût du monde
. Isolés, comme enracinés dans le vide, ses objets sont d’autant plus présents que jamais mis en situation, jamais narratifs. Leurs contours déterminés et aigus découpent la surface et soulignent l’effet d’une précision technique, un acte maniaque en quête du moi : Mon art est avant tout une psychothérapie de groupe à usage personnel
. La volonté d’une représentation objective confère à ces dessins une existence propre, relative aux mécanismes de la pensée et de ses réflexes de récurrence.
En apparentant ses dessins aux représentations encyclopédiques qui conjuguent le dessin objectif (tel que le dessin technique) et le dessin artistique (non objectif), l’artiste met en évidence une systématisation rationalisée, qui démontre la maîtrise du savoir qu’on possède de l’objet sur le plan technologique et fonctionnel. Pour Foucault, la raison dialectique du XIX siècle s’est développée surtout en référence à l’existence. Elle répond au problème des rapports de l’individu à la société, de la conscience à l’histoire, de la praxis à la vie, du sens au non-sens, du vivant à l’inerte
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Et, si les objets techniques, comme affirme J. Baudrillard2, tendent aujourd’hui à rejoindre un système entièrement cohérent avec eux, reflétant une pensée sociale, ceux inventés par Patrick Sauze illustreraient quant à eux, une pensée asociale. En se référant à un système absurde, ironique et manifestement irrationnel, l’artiste déjoue l’adaptabilité formelle des objets à une fonction précise et utilise une imagerie encyclopédique qui vise à questionner la capacité d’un objet réinventé à modifier la perception de la réalité.
Tous les objets de Patrick Sauze, comme ceux de Jacques Carelman, sont détournés de leur usage courant et appartiennent à cette science des solutions imaginaires
, à laquelle Jarry donne le nom de pataphysique. Proche des objectifs de l’Ouvroir de la peinture potentielle, qui invente des contraintes structurelles et propose des outils non matériels à usage artistique
, Patrick Sauze, dessine les séries d’objets qui affirment un système de pensée métalogique. Cette position évoque également l’unité du sujet et de l’objet par sa capacité à donner une image globale intégrant de multiples singularités.
La série des clés constitue l’exemple le plus marquant de l’implication du geste de l’artiste dans l’expression de sa conception du monde, un large et complexe questionnement. L’une des clés de cette série réunit la forme pronominale moi
de la serrure et le mécanisme d’ouverture pourvu du pronom personnel je
. Dans une autre clé, ce pronom est remplacé par la première lettre du nom de l’artiste, dans une autre encore, par le mot art
. Pour Serge Tisseron, le geste révélé par la trace du dessin permet de s’approprier les impressions sensorielles diffuses, ce qui assure l’accès à une représentation de soi équivalente à celle d’un miroir, mais organisée à partir de l’investissement sensori-moteur
3. L’ensemble de la série devient une mise en relation entre objet, sujet et art. Par leur forme, ces clés intègrent, à la fois l’objectif (l’ouverture, l’accès au je, à l’art) et le moyen de sa réalisation (la serrure). En dépit d’une solution qu’elles semblent détenir, la contradiction de leur articulation formelle rend cette fonctionnalité impossible.
La sobriété schématique et l’autonomie structurelle de ces dessins trouvent leurs origines dans une vision fataliste, teintée d’une lucidité ironique. L’artiste agit en inventeur solitaire, qui dans ses trouvailles
, exalte les signes de l’incohérence du monde avec une dose de scepticisme, qui plus qu’un dénigrement, constitue l’étonnement devant le vide des problèmes et des choses
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Cette prise de position dubitative face à la société organisée et pragmatique semble proche de celle d’un être définie par Cioran comme un délirant soucieux d’objectivité
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Anna Olszewska
1 — Michel Foucault dans l’entretien avec Claude Bonnefoy, Express, 1966
2 — Jean Baudrillard, « Système des objets », éd. Gallimard, 1968
3 — Serge Tisseron, « La bonheur dans l’image », éd. Institut Synthélabo, 1996, p.22
4 — Emile Cioran, Des larmes et des saints », éd. L’Herne, 1986, p.27