LIGNES DE FUITE (2005)
Jagna Ciuchta
La forme est une genèse, un mouvement, elle fait resurgir le contenu en se formant, en se prolongeant dans le processus de sa réalisation.1
Les œuvres de Jagna Ciuchta réactualisent la portée de la réflexion formaliste tout en échappant au débat réducteur qui oppose simple composition plastique et contenu transcendant de l’œuvre. L’artiste utilise la forme comme une conséquence naturelle du mouvement de son corps, comme le résultat de son inscription dans un espace. Le cercle en est l’expression récurante. Porteur d’une symbolique forte, il délimite aussi bien une étendue, un territoire, qu’affirme une relation entre ce qu’il circonscrit et son point de départ – le corps de l’artiste. Le cercle établit non seulement les limites entre ce qui est proche du corps et ce qui reste hors de sa portée, entre le plein et le vide, entre le soi et l’autre, mais il est également l’indication la plus claire sur le chemin de la quatrième dimension
.2
La forme, dans les travaux de Jagna Ciuchta, ne constitue donc pas le moyen de schématiser les éléments du réel, mais au contraire, elle tente de matérialiser les concepts abstraits, tels que le temps ou la poétique du langage.
Dans le texte qui accompagne son exposition Axe de temps - axe d’espace
- installation des peintures en mouvement (2001), l’artiste formule déjà les questions essentielles, qui déterminent ses recherches plastiques :
Je regarde autour - je vois l'horizon, une ligne continue, qui se ferme en cercle.
Cette ligne désigne la portée, l'étendue, le champs visuel, qui contient l'espace du territoire, l'espace intérieur.
Où sont les limites de cet espace et quelles sont ses valeurs ? A quel degré sont-elles permanentes et transparentes, capables d'expansion et d'assimilation, comment peuvent-elles interférer avec l'espace expérimenté par les autres ?
Jagna Ciuchta procède souvent de manière intuitive, subtile, parfois minimale, pourtant ses travaux se distinguent par une élaboration réfléchie, méticuleuse et rigoureuse. La performance Pays - Villes
(1999), dans laquelle l’artiste utilise les principes du jeu en est un exemple pertinent. Au moyen d’un spray de peinture blanche, elle trace un cercle autour de son corps, puis d’autres, qui obligent le public à reculer. Cette délimitation du territoire jusqu’à épuisement de la peinture interroge la nature des forces mises en scène pour engager une relation avec le public et affirmer sa pratique artistique. L’imprévisibilité de la performance à l’apparence d’un jeu, révèle une tension propre à tous les rapports qui s’instaurent à partir d’une confrontation.
Cette tension caractérise également l’exposition Face à face
(2004) , pour laquelle l’artiste a été invitée à entamer le dialogue avec une œuvre choisie de la collection du Frac Aquitaine. Elle est manifeste dans le diptyque Sans titre
(2004), qui présente simultanément, sur deux moniteurs T.V., les mains qui tirent une corde, dans les installations réalisées face aux œuvres de Claude Lévêque et de Andres Serrano, ou encore, dans la projection vidéo Qui sera le premier ?
(2002), montrant trois bandes d’un tapis roulant en mouvement différé. L’aléatoire de la synchronisation des images mises en exergue dans les travaux de l’artiste, perturbe la perception du mouvement et son inscription dans le temps.
De nombreuses installations et vidéos de Jagna Ciuchta explorent la notion du temps. Elle apparaît, aussi bien, dans la corrélation de ses formes plastiques, que dans la répétition de l’image et du geste. Ainsi, dans Passage
(1999), l’image projetée d’une porte sur un tissu transparent se trouve également représentée sur le mur. L’image de cette porte entrouverte crée l’espace paradoxal, où la possibilité d’entrer reste illusoire. La performance vidéo Sans titre n°3
(2001), multiplie, quant à elle, l’image de l’artiste, caméra à l’épaule, filmant son reflet dans le miroir. Son action consiste à projeter, enregistrer et retransmettre l’image prise précédemment. Le geste répété jusqu’à l’épuisement du corps met en abîme la valeur formelle de l’image et perturbe sa linéarité temporelle.
L’idée obstinée de matérialiser le temps est centrale dans l’exposition Temps réel
, réalisée en 2002. Au moyen d’objet symbolique, comme le sablier, (dont l’image inversée et agrandie est projetée en temps réel, par simple effet optique), l’artiste aborde le concept du temps en tant que matériau malléable, transformable. Cette intention s’annonce déjà dans le texte Est-ce que je perds mon temps ?
, composée d’une multitude des lettres découpées et collées sur un fond blanc. Affichée dans la vitrine de la galerie, la question de Jagna rends évidente la force d’une forme à modeler sa propre signification. Le jeu des mots, le flux du langage deviennent alors une autre manière de révéler la dynamique créatrice de la forme, de l’approcher comme un être en devenir qui ne peut oublier les circonstances de son apparition
.3
La poétique des mots fait partie des œuvres de Jagna Ciuchta. La force créative de la forme avec les tensions et les rythmes, qui structurent le texte, constitue l’expérience du langage. Pour Paul Valéry, cette forme n’est jamais accomplie, mais elle émane de ce qui est naissant
, de ce qui est de l’ordre du se faisant. Dans les descriptions, les titres ou dans les définitions, qui composent ou accompagnent ses œuvres, Jagna démontre les liens entre le sens et la forme des mots. Certains de ses textes montrent des lettres floues, qui perdent leur visibilité et par la même mettent en question la légitimité de leur signification. D’autres, au contraire, sont composés de lettres qui se multiplient afin de devenir plus lisibles. La recherche d’une matérialité plastique des mots conduit l’artiste à utiliser l’expression la plus tangible du langage – le Braille. Ce système d’écriture tactile réunit le statut du signe et sa valeur formelle. L’artiste questionne l’impossibilité de la communication en confrontant le Braille à l’écriture ordinaire.
L’installation Lignes de fuite
conçue pour la galerie du CIAM, synthétise toutes les notions essentielles du travail de Jagna Ciuchta. Cette œuvre, composée de quatre cents cannes d’aveugles suspendues à hauteur variable, présente, à la fois, l’importance de la forme, sa fixation dans le temps et son expression poétique.
Le choix des cannes d’aveugles (prothèses de la vue) pour symboliser les lignes de fuite exprime, de la manière la plus explicite, le moyen de prolonger le corps dans l’espace. Ces bâtons télescopiques prennent l’apparence de flèches exposées comme un flux, qui traverse la galerie. Leur orientation échappe à la logique d’une perspective ne trouvant aucun point de rencontre. La volonté de dépasser la possibilité physique du corps, de franchir le territoire, de fuir les limites établies, rejoint la signification, donnée aux lignes de fuite par Gilles Deleuze. En effet, c’est en tant que vecteurs d’une déterritorialisation4, que cette expression prends ici son sens. Les lignes de fuite ne constituent pas des pointes
qui feraient fuir le territoire (champs de fixité et de clôture) pour reproduire son schème ailleurs, mais elles désignent les zones d’expérience d’un devenir, d’une déterritorialisation absolue qui est le moment du désir et de la pensée.
Par conséquence, la fonction indicative n’est pas essentielle dans le concept des lignes de fuite. Il ne s’agit pas de tracer une direction précise, mais de s’engager dans le processus de sa création.
L’exigence d’absolu est la même dans toutes les directions où l’on œuvre.
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Anna Olszewska
1 — voir Paul Klee, « Théorie de l’art moderne » éd. Denoël, 1985
2 — Will Grohmann, « Wassily Kandinsky, sa vie, son œuvre », éd. Flammarion, Paris, 1958, p.189
3 — Jean-Michel Rey, « Un concept introuvable », in La forme en jeu, éd. PUV, Saint-Denis, 1998, p. 114
4 — François Zourabichvili, « Le vocabulaire de Deleuze », éd. Ellipses, Paris, 2003, pp. 27-46
5 — op.cit. Paul Klee, « Théorie de l’art moderne », p.62